Elle. Le printemps des violettes
Ce qu’elle disait : « Mon Trésor, tu m’en auras fait faire de ces choses ! »
Ma grand-mère a toujours été ma boussole et mon port d’attache. Pourtant, dans les tous derniers mois de sa vie, j’ai fait preuve de lâcheté. J’ai cessé d’aller la voir. J’ai cru, ainsi, pouvoir me protéger de mes émotions et de mon immense peine à la voir décliner. Peine perdue. Accueillir ses émotions au moment où elles se manifestent est le plus beau cadeau que l’on puisse s’offrir. Alors, je me souviens pour la remercier et pour mieux lui dire adieu.
Dans le désordre.
Je me souviens des vacances à la montagne, au cours desquelles tu prenais soin de placer dans mon lit, une brique chauffée dans le poêle, tant la chambre était glaciale. Je me souviens qu’au petit matin, lorsque nous étions réveillés tôt, mon frère et moi descendions à pas de loup, attirés par la lumière et les murmures dans la cuisine. Pépé et toi y preniez votre petit déjeuner. Rares instants de calme avant la tempête des enfants. Lorsque nous venions déranger ces moments précieux, tu nous grondais “c’est trop tôt pour vous lever, oust ! Retournez vous coucher, je ne veux pas vous voir ici !” Tu n’étais pas commode, Mamie !
Tu possédais même « Obéissance » : une longue tige en osier avec laquelle tu nous menaçais, lorsque nous étions trop pénibles. Contrairement à Stéphane, je ne me souviens pas avoir jamais été en contact rapproché avec elle. Heureusement ! Mais j’ai eu droit à l’assiette du déjeuner, resservie le soir, après des heures passées devant à refuser d’y goûter. Tu ne rigolais pas avec la discipline, Mamie !
Mais, à côté de cela, il y avait le chocolat Poulain et le lait des vaches de notre voisin le vieux Marcel. Il y avait tes flans maison, montés à la main avec l'ancêtre du fouet électrique : un drôle d’appareil qui ressemblait à un « fouet/moulin ». Il y avait la grosse table en bois, dans la cuisine, les WC dehors, les pots de chambre et la “toilette” au robinet de la cuisine.
Il y avait des fleurs plantées devant la maison, pépé qui chantait à plein poumons. Il y avait les promenades après dîner, sur la route qui menait aux prairies. Tu ramassais des fleurs sauvages, du tilleul ou des feuilles de cassis. En rentrant, tu faisais infuser ces feuilles devenues tisanes. Pépé sortait la boîte de biscuits Thé car il aimait te faire râler et me faire rire. C’était notre plaisir du soir : les biscuits Thé trempés dans la tisane. Dernier moment à étirer, le plus possible, car il marquait l’heure d’aller au lit.
Grâce à toi, mamie, je connais le nom des fleurs ; c’était ta passion. Ils me reviennent en mémoire, de je ne sais où, quand j’en croise sur ma route. A mon tour, je les énumère. Tu m’as aussi appris à coudre : une autre de tes passions. Tu m’as confectionné tant de belles tenues lorsque j’étais enfant. Je me souviens d’un maillot de bain jaune, en forme de cœur, avec des nœuds sur les côtés, d’une combinaison de ski verte doublée avec cette matière innovante, à l’époque, que l’on appelait « polaire». Tu m’as aussi tricoté une cagoule jaune en triangle, parce que tu en avais vues aux jeux olympiques de Lillehammer. A vrai dire, je ressemblais à « La Grolle» dans La soupe aux choux mais j’avais 10 ans et j’étais fière de ma cagoule. La tête que tu as faite, Mamie, le jour où je t’ai demandé de me coudre un costume affriolant de prostitué, pour le théâtre !
Pépé était toujours aux petits soins, pour moi. Il me préparait de larges tartines de pain beurrées avec de la confiture, pour mes petits déjeuner chez vous. Tu dégelais une petite bouteille de lait, mise de côté pour moi. Ce rituel s’est poursuivi jusqu’à mes 40 ans et même au-delà, sans doute. Quand Pépé n’a plus été là pour les tartines, tu as naturellement pris le relais. J’étais toujours ta Petite, Mamie.
Vous vous êtes toujours levés tôt. Avec l’âge, vous ne murmuriez plus et la télé était à fond dès potron-minet. J’entendais pépé hurler “mais parle donc moins fort : tu vas réveiller la petite”. J’adorais laisser passer cette tempête matinale et avais compris, avec le temps, que ce moment était le vôtre. Je me levais quand la maison était, à nouveau, silencieuse. Pépé était parti au jardin très tôt et toi, tu préparais déjà le déjeuner. Tout était terminé bien avant midi ; prêt à être réchauffé au dernier moment. Car tu avais d’autres choses à faire que la cuisine, Mamie.
Fermer la fenêtre de votre chambre, refaire le lit. Entretenir ton jardin de fleurs et plantes aromatiques, puis faire ta toilette. Aller et venir dans la petite chambre où je dormais pour récupérer tes affaires ou pour coudre “parce qu’on voit mieux le matin”. Et après le déjeuner, tu débarrassais et il fallait encore nettoyer la cuisine, faire la vaisselle et passer le balais partout. Je prenais la tâche de passer le balais. Ça, j’avais le droit. Quand tu étais plus vieille et que la DMLA t’empêchait de voir les lignes droites et la saleté, je nettoyais ta salle de bain, en douce. Tu ne supportais pas l’idée qu’on puisse penser que tu n’étais plus capable de tenir ta maison propre, toi qui avais toujours tout géré : les 4 gosses, la cuisine, le ménage, et la couture. Tu avais ta fierté, Mamie !
Tu me disais souvent, “Allez, fille, on va se promener”. Il y a 5 ans, je préparais une expo Le paysage, dans le regard des femmes. Je t’ai prise en photo, dehors, un miroir à la main, par tous les chemins et sous toutes les coutures. Tu as posé avec humour et bienveillance “Trésor, tu m’en fais faire de ces choses ; me voilà mannequin maintenant !” On a bien ri. Tu avais déjà 86 ans. Tu étais bonne pâte, Mamie !
Je me souviens de tes tiroirs remplis de rubans, de bobines de fil, de papiers cadeaux récupérés. Car tu réutilisais tout. Ecolo avant l’heure des bobos. Tu étais en réalité, économe car tu avais vécu la guerre et les rationnements. Un jour tu m’as dit “il vaut mieux un peu de crème fraîche entière de temps en temps que de la crème allégée souvent”. Tu avais des conseils sensés, Mamie.
Je me souviens de ton péché mignon : du chocolat noir associé à du gingembre confit. Ai-je été bête de refuser si longtemps de goûter cette merveille ! J’étais traumatisée par le gingembre rose des plats asiatiques parisiens, à l’odeur de Fée du logis, ce nettoyant de salle de bain des années 90. Il a fallu ma rencontre avec Olivier, je crois, pour goûter le gingembre frais et puis, tout récemment le chocolat au citron et au gingembre. Comme toi, j’en raffole.
Et tes gâteaux, Mamie ! Ces gâteaux aux abricots dont toi seule avais le secret. “C’est facile, il faut suivre la recette” … sauf que tu ne la suivais plus, depuis longtemps, cette recette. Le tour de main est irremplaçable. Que dire des tartes aux pommes dont tu m’as appris les secrets ? Couper les pommes dans le bon sens, les étaler d’une main experte et enfin, faire fondre la gelée abricot avec un peu d’eau pour faire briller les pommes, en fin de cuisson. Pâte brisée, faite maison : plusieurs pâtons d’un seul coup car les autres peuvent être congelés. Partisane du moindre effort, Mamie !
Toi aussi, tu as écrit tes souvenirs. Dans ton cahier, cela part dans tous les sens mais tu as essayé de bien faire. Tu as fait des brouillons et parfois tu as collé des pages sur ton texte pour éviter les ratures. Dommage d’avoir attendu si longtemps avant d’écrire tes mémoires. Tout ce qui manque est définitivement perdu, maintenant. Heureusement, je peux déposer ici, une trace de mes souvenirs de toi, qui sont autant d’expériences vécues grâce à toi.
Mais toutes les histoires ayant une fin, tu as fini par tirer ta révérence, comme ta mère avant toi, dans ton sommeil. Et je t’imagine, cette nuit-là, te préparer pour te rendre au bal. Tu aimais tant danser, Mamie.
Dernier tango.
Mamie, toi qui avais La mémoire en passoire, quel âge pensais-tu avoir, pour ton grand soir : 91, 40, ou 18 ans ?
Je t’imagine, debout devant ta penderie, pleine à craquer des tenues que tu avais confectionnées. As-tu choisi ta jupe plissée, noire ou une robe légère que je ne t’ai pas connue ?
Après ta tenue, tu as arrangé tes cheveux, n’est-ce pas ? Tu as mis du rouge sur tes lèvres et fait gicler un peu de Van Cleef & Arpels sur tes vêtements. Et puis, tu as sorti tes chaussures de danse à talons, de leur boîte, parce que “Ma fille, on ne danse pas en baskets !”
Enfin, tu as vérifié ton image dans le miroir et tu as souris. Prête. Tu as embrassé du regard l’appartement avant de fermer la porte derrière toi. Partie danser ton ultime tango dans les bras de ton homme, sur un parterre de violettes.
Adieu, Mamie.
photo unsplash : Laura Paez