Portraits.
Quelques exemples de portraits d’intervenant.e.s, écrits à l’issue de nos interviews
Sing-Joe. L’être et le Faire
Point fixe : se demander si l’on fait les choses parce qu’on en a vraiment envie
Objectif : tracer son propre chemin
Ce qu’il dit : « échouer n'est pas une option : c’est maintenant que je dois tout donner»
« Echouer n'est pas une option : c’est maintenant que je dois tout donner »
Sing-Joe est un gourmand. Pour le retrouver, j’ai dû choisir entre macarons et glaces. Choix n°2 : c’est donc par un cornet de glace chocolat intense, chez Grom, que notre entrevue a commencé. Pourtant sans gluten et sans lactose, c’est une merveille gustative. Autant dire qu’il a marqué des points : c’était comme donner de l’eau à un assoiffé dans le désert après 4 jours de privation.
Suite à cette magnifique entrée en matière, il m’a menée sur, je cite, Le circuit de la choppe (je vous invite à tester dans les bonnes conditions). C’est un chemin qui part de Pierre Hermé ou Grum (à Paris), descend la jolie rue de Seine pour déboucher sur le Pont des Arts. A emprunter, de préférence, en début de soirée, en bonne compagnie. Arrivés à la Seine, la vue dégagée et les lumières de Paris auront fait la moitié du job, à vous de conclure à votre manière. Pour ma part, nulle lumière, le soleil était encore haut dans le ciel et nous avions du travail. Je me demande tout de même si c’est ainsi que Sing-Joe a séduit sa belle ou si c’est elle qui l’a fait tomber dans son escarcelle ? Mais revenons à nos moutons.
Le besoin d’ÊTRE.
Un jour de début 2016, Sing-Joe s’est penché sur son compte en banque et sur sa vie. Terrible constat : il y a vu plus de contenu dans le 1er que dans la 2nde. Après 6 années en tant que prestataire de service en systèmes d’informations, son travail lui semblait vide de sens. A l'étroit entre les priorités des uns et des autres, il se sentait, de plus en plus souvent, privé du pouvoir de FAIRE. Quant-à sa vie personnelle, elle semblait le priver de son pouvoir d'ÊTRE, guidée par l’inexorable injonction il faut … « que tu sois sérieux à l’école pour entrer dans la bonne section, puis la bonne prépa, que tu aies la bonne école pour avoir le bon diplôme, que tu aies le bon travail pour avoir un appartement, que tu sois propriétaire pour avoir réussi ta vie ». Avoir un bon dossier lui est soudain apparu insupportable : il avait besoin d’air !
En 2 mois, il a pris la décision irrévocable de partir. Il a démissionné, rendu son logement, quitté sa famille à un moment qui n’était pas le meilleur et puis il a pris un aller simple pour le Canada, sans date de retour. Objectif : comprendre qui il était vraiment.
Il a traversé le continent américain du nord au sud, par La Route des gringos. Il a circulé en bus et en tongs, côtoyé les auberges de jeunesse, partagé des moments rendus intenses par leurs seules durées limitées, rencontré des gens touchants. C’est d’ailleurs un ancien alpiniste qui lui a inspiré sa manière de voir la vie aujourd’hui. Cet homme, qui avait perdu l’usage de ses doigts en montagne, lui a dit avec un sourire lumineux « à partir de maintenant, ma vie c’est celle-là et je fais avec ». Au fil du voyage, Sing-Joe a remarqué l’évolution de son propre système de pensées : du contraignant « je dois » au libérateur « en ai-je envie ? ».
Finalement, est venu le jour où il a eu envie de rentrer en France, de retrouver des relations pérennes, « de me réinsérer dans le monde du travail ». Il sera resté 6 mois à l’étranger. A raison d’un mois par année travaillée, je me demande si, comme moi, il s’est rendu compte de la coïncidence ?
L’envie de FAIRE.
A son retour, il avait changé mais la vie ici avait continué comme avant. Ses parents lui ont demandé s’il avait fini de jouer ; il ne semble pas avoir trouvé les mots pour expliquer que son voyage était bien plus une révolution intérieure qu’un simple batifolage en contrées lointaines. Mais chacun n’a-t-il pas sa propre histoire et sa propre grille de lecture ?
Tant pis pour les incompréhensions, Sing-Joe n’use pas les mots et se met en action. D’abord, un parcours APEC qui lui permet de centrer ses choix de carrière vers de plus petites structures. Puis une 1ère expérience écourtée dans une start-up parce que, maintenant, il ne veut plus subir de situations professionnelles non satisfaisantes. Et enfin, presqu’un an après son retour, un ami lui parle de son projet d’entreprenariat.
L’embryon de ce projet, ils en avaient déjà parlé, avant son départ : aucun d’eux n’était prêt. Mais en 2018, Olivier a bien avancé et Sing-Joe a changé d’état d’esprit : il souhaite s’investir à temps complet dans la start-up et mettre les mains dans le cambouis. Il a une furieuse envie de FAIRE et il saisit cette opportunité unique. Il est celui qui s’occupe des processus du chatbot et de ses conversations avec le client. Il paramètre le produit, selon les préférences du commanditaire. Il travaille en binôme avec Olivier et s’appuie sur les actions des développeurs.
Il consacre 100% de son temps à cette entreprise qui débute et ne touche pas encore de revenu. Mais ce n’est pas grave parce qu’il y croit, il est motivé, il ne veut pas penser à l’option de rechange en cas d’échec. Son avenir, il le voit bien millionnaire mais avant il fera tout ce qu’il faut pour que cela fonctionne, dusse-t-il manger des pâtes ou prendre un mi-temps en plus. « Je fais un pari : je mise 6 mois, un an de ma vie sans plan financier stable mais c’est un sacrifice que je veux bien faire pour que la boîte marche ». Car avec cette expérience, il construit quelque chose de tangible. Il fait un truc qui lui plaît, un peu à sa façon. Il apprend d’autres choses sur lui et il continue à avancer.
Collaborer avec un ami n’est pas toujours facile. Pour Sing-Joe, Olivier est l’archétype de l’entrepreneur : il est efficace, travaille très vite et énormément. Mais il comprend les retards et accepte les erreurs. Il préfère qu’on lui dise que c’est imparfait plutôt qu’on ne lui dise rien. En 10 ans d’amitié, ils n’avaient jamais eu de désaccord mais depuis le début de leur collaboration, il y a eu de belles engueulades, surtout liées à des problèmes de communication. Malgré tout, ils restent potes et ils avancent. Sing-Joe a mis de côté sa rébellion anti-travail/anti-chef car Olivier le mérite : « je vois ce qu’il fait ; je comprends sa frustration ou son impatience ». A côté de son hyper(ré)activité, Sing-Joe dit qu’Olivier est un humaniste comme il en existe peu « à sa place, je me serais saoulé et je me serais viré moi-même ». Mais Olivier a tenu bon parce que c’est un « idéaliste de l’humain, il tient aux gens et souhaite trouver des solutions pour qu’ON y arrive »..
Sing-Joe a pris 6 mois pour muer et enfin ÊTRE. 6 mois pour entreprendre et apprendre à FAIRE. Il y aura sans doute d’autres périodes de 6 mois, toutes aussi fructueuses. Mais qu’est-ce que 6 mois dans une vie sinon l’équivalent d’une goutte d’huile … essentielle ?
photo de Milan Popovic
Loïc. Repreneur d’entreprise
Point fixe : apprendre
Ce qu’il dit : « je suis un gestionnaire d’entreprise ; j’observe et j’apprends »
“Je suis un gestionnaire d’entreprise”
A bien y réfléchir, depuis que je suis entrepreneuse, je suis sollicitée par divers salons pour la création et la reprise d’entreprise. Bizarrement, c’est comme si j’avais rayé le mot « reprise » de mon champ de vision. Et de fait, autour de moi, que de créateurs, free-lances ou startupeurs.
Pourtant, mes pas ont déjà croisé la route professionnelle d’un futur repreneur. C’était en 2014, chez Renault. Un jeune collègue de 29 ans s’apprêtait à quitter l’entreprise avec le projet de reprendre une société. A l’aube de mes 40 ans, sa confiance et sa détermination me semblaient extraordinaires.
Nous voilà 7 ans plus tard. Je crée mon entreprise et je retrouve Loïc, égal à lui-même ; une famille, un associé et une entreprise de 10 personnes en plus. Il s’exprime avec la même fluidité qu’avant. Je le sens toujours curieux, confiant, à l’écoute et humble.
Il a accepté de partager son expérience de repreneur d’entreprise parce qu’il a, lui-même, bénéficié d’aide et de conseils extérieurs. Apporter sa pierre à l’édifice lui semble donc un juste retour. En revanche, il a insisté sur une chose « je suis un type comme les autres : je descends les poubelles et je vais chercher ma fille à l’école. Je ne veux pas qu’on parle de moi ; c’est l’expérience qui compte, pas l’homme ».
Je ne suis pas tout à fait d’accord mais je respecte. C’est pourquoi, je me suis permise, ici, le minimum syndical de la présentation d’intervenant.
Je vous laisse écouter Loïc, raconter la reprise de l’entreprise Radermecker, dont il est co-gérant avec Nicolas, depuis 6 ans. Dans cet épisode, il explique le parcours du repreneur et partage des conseils, tirés de son expérience.
Crédit photo : Tannerie Radermecker
Elodie. Pour l’amour du papier
Point fixe : restaurer-conserver
Ce qu’elle dit : « Plus tu avances, plus tu sais que tu ne sais pas »
« Je suis incapable de chiffonner du papier »
Elodie est présidente de la Fédération Française des Professionnels de la Restauration. Mais elle est avant tout Conservatrice-Restauratrice d’art graphique : sa matière de prédilection est le papier.
“j’aime le papier”
Elle m’a accueillie dans l’atelier qu’elle partage avec une collègue. Il est grand mais le papier est partout : sous forme de rouleaux, de planches, de chutes en sacs. Elodie travaille sur plusieurs projets en même temps car un temps de séchage est souvent nécessaire. Alors, elle possède des racks, une armoire à plans dans laquelle et sur laquelle reposent des travaux en cours ou en attente. Un projet de nouvel aménagement est entre les mains d’une architecte, qui a bien compris les besoins d’espace de ces 2 artisanes.
Telle une vraie amoureuse du papier, Elodie les garde tous : les petits bouts, les colorés, les naturels, les papiers d’essais, les tissés, les non-tissés, les japonais etc. Elle aime tant cette matière qu’il lui ait impossible de déchirer ou chiffonner du papier. Elle le plie en 4 ou en 8 avant le mettre délicatement dans une poubelle.
Avec Elodie, nous avons échangé librement, autour d’une tasse de thé, comme elle le fait avec ses clients. Elle m’a parlé de son goût pour ce métier, des difficultés et des tâches ingrates liées à l’entrepreneuriat, de l’esprit d’équipe et de partage qui lui tient tant à coeur dans sa pratique. Elle m’a exmpliqué la déontologie du restaurateur : “il faut conserver l’intégrité de l’oeuvre”.
Dans la cuisine de l’atelier, elle m’a montré les ingrédients dont elle se sert pour fabriquer ses colles (vessies d’esturgeons, algues séchées…). Tels des secrets de grands chefs appris, pendant sa formation à l’Institut National du Patrimoine ou auprès de collègues, elle a ses recettes, sa balance, ses casseroles. Mais attention, si c’est naturel ce n’est pas comestible pour autant ! Ici, la cuisine est au service des oeuvres qu’on lui confie.
« Plus tu avances, plus tu sais que tu ne sais pas »
Elle adore son métier pour sa diversité de projets et de rythmes : elle aime quand son année ne ressemble pas à la précédente. Et souvent, elle choisit les personnes avec lesquelles elle travaille. Elle aime la complémentarité des savoirs qu’apporte le travail en équipe. Elle cultive son réseau, délègue lorsqu’elle a trop de travail. Elle sait sa chance de tailler son costume selon ses propre mesures mais « dans la prestation de service, un jour tout peut s’arrêter, il faut alors rebondir. »
« Arrête de râler, prends les choses en main »
Depuis quelques années, elle est présidente de la Fédération Française des conservateurs-restaurateurs. Le bénévolat lui fait prendre de la hauteur sur son métier et ses évolutions.
Elle s’y est impliquée lorsque son activité s’est stabilisée. Elle voulait changer les choses au sein de l’association, aider les autres, mutualiser les connaissances, faire connaître le métiers auprès des institutions et du grand public.
Restauratrice d’arts graphiques… indépendante, oui, mais jamais seule.
photo unsplash : Annie Spratt
José. Cordonnier 5 étoiles
Point fixe : transmettre
Ce qu’il dit : « Dans artisanat, il y a art. Il faut aussi avoir un certain sens de l’esthétique»
“Dans artisanat, il y a art. C’est important d’avoir le sens de l’esthétique.”
Je rencontre José dans son atelier-boutique à Suresnes. La sonnette de l’entrée, il l’entend au minimum 140 fois par jour, les journées d’affluence. Et ce depuis 37 ans.
José est arrivé à la cordonnerie de Suresnes en 1983, à 21 ans, en tant que salarié. Il avait appris, pendant 1 an, sur le tas, dans une grosse entreprise de cordonnerie, comme il en existait tant dans les années 80. Il est salarié-gérant depuis 1998 : c’est plus rémunérateur qu’employé mais il faut s’en donner la peine, être curieux, se former à toutes les évolutions de matières ou de techniques.
Parce qu’il sait se remettre en question, il est sans doute le plus ancien commerçant autour de la place du marché. Et c’est lui qui entretient le lien et l’entraide des entrepreneurs. J’apprends qu’il y a certains rituels comme le café du samedi matin, les déjeuners quotidiens chez le fleuriste de la place, les apéros à la cordonnerie.
Il faut dire que sa boutique se prête très bien à l’exercice. Passée la porte d’entrée, vous tombez sur le point névralgique de l’endroit : un “looong” comptoir multifonction bleu qui se déploie d’un bout à l’autre de la boutique. Je l’imagine facilement accueillir vivres et boissons, le soir venu.
Côté entrée, le comptoir est d’apparence pleine et accueille un tabouret de bar, pour le client fatigué. Côté atelier, il est creusé d’autant de cavités capables d’accueillir les possessions des clients, ainsi que les stocks de produits du cordonnier. Sur ce comptoir encombré, vous trouvez notamment les porte-clés en vente, les plaques indiquant que la maison ne prend pas la carte bleue et que les réparations sont payables d’avance.
La banque d’accueil met aussi en évidence la possibilité de donner son avis sur les prestations de la cordonnerie, sur les réseaux sociaux. Car José est un cordonnier connecté.
D’ailleurs, le moteur de recherche multicolore vous indiquera qu’il est classé 5 étoiles. Si cette distinction apporte à José de nouveaux clients, parfois venus de loin, elle le met aussi sous pression. Il dit qu’il guette le jour où il aura une mauvaise appréciation. C’est pourquoi, il redouble de vigilance pour soigner son travail et le service.
Et pourtant, vous pouvez lui confier n’importe quel défi, il aura à coeur de le relever. Car après 37 ans d’exercice, il se forme toujours. Il cherche. Il mêle créativité, esthétisme et sens pratique.
En plus de toutes ses qualités professionnelles et malgré un abord bourru, j’ai découvert un homme attentionné et profondément humain. La doyenne du quartier a 90 ans. Haute comme trois pommes, c’est un moulin à paroles que j’ai du mal à comprendre et à suivre. José l’écoute avec patience : “Elle était là avant que j’arrive ; je lui rends service quand je peux, c’est normal.” Normal aussi d’accueillir des apprentis, parfois en difficulté. Normal de prendre le temps d’expliquer, plusieurs fois, de manières différentes. S’adapter à chacun d’entre eux, c’est cela aussi être maître d’apprentissage. Savoir transmettre son savoir-faire mais savoir le remettre en question lorsque c’est nécessaire.
Oui, j’en suis convaincue, José est réellement un cordonnier 5 étoiles.
Crédit photo : Cordonnerie SEFED Suresnes
Elle. Le printemps des violettes
Point fixe : me souvenir
Objectif : lui rendre un dernier hommage
Ce qu’elle disait : « Mon Trésor, tu m’en auras fait faire de ces choses ! »
Ce qu’elle disait : « Mon Trésor, tu m’en auras fait faire de ces choses ! »
Ma grand-mère a toujours été ma boussole et mon port d’attache. Pourtant, dans les tous derniers mois de sa vie, j’ai fait preuve de lâcheté. J’ai cessé d’aller la voir. J’ai cru, ainsi, pouvoir me protéger de mes émotions et de mon immense peine à la voir décliner. Peine perdue. Accueillir ses émotions au moment où elles se manifestent est le plus beau cadeau que l’on puisse s’offrir. Alors, je me souviens pour la remercier et pour mieux lui dire adieu.
Dans le désordre.
Je me souviens des vacances à la montagne, au cours desquelles tu prenais soin de placer dans mon lit, une brique chauffée dans le poêle, tant la chambre était glaciale. Je me souviens qu’au petit matin, lorsque nous étions réveillés tôt, mon frère et moi descendions à pas de loup, attirés par la lumière et les murmures dans la cuisine. Pépé et toi y preniez votre petit déjeuner. Rares instants de calme avant la tempête des enfants. Lorsque nous venions déranger ces moments précieux, tu nous grondais “c’est trop tôt pour vous lever, oust ! Retournez vous coucher, je ne veux pas vous voir ici !” Tu n’étais pas commode, Mamie !
Tu possédais même « Obéissance » : une longue tige en osier avec laquelle tu nous menaçais, lorsque nous étions trop pénibles. Contrairement à Stéphane, je ne me souviens pas avoir jamais été en contact rapproché avec elle. Heureusement ! Mais j’ai eu droit à l’assiette du déjeuner, resservie le soir, après des heures passées devant à refuser d’y goûter. Tu ne rigolais pas avec la discipline, Mamie !
Mais, à côté de cela, il y avait le chocolat Poulain et le lait des vaches de notre voisin le vieux Marcel. Il y avait tes flans maison, montés à la main avec l'ancêtre du fouet électrique : un drôle d’appareil qui ressemblait à un « fouet/moulin ». Il y avait la grosse table en bois, dans la cuisine, les WC dehors, les pots de chambre et la “toilette” au robinet de la cuisine.
Il y avait des fleurs plantées devant la maison, pépé qui chantait à plein poumons. Il y avait les promenades après dîner, sur la route qui menait aux prairies. Tu ramassais des fleurs sauvages, du tilleul ou des feuilles de cassis. En rentrant, tu faisais infuser ces feuilles devenues tisanes. Pépé sortait la boîte de biscuits Thé car il aimait te faire râler et me faire rire. C’était notre plaisir du soir : les biscuits Thé trempés dans la tisane. Dernier moment à étirer, le plus possible, car il marquait l’heure d’aller au lit.
Grâce à toi, mamie, je connais le nom des fleurs ; c’était ta passion. Ils me reviennent en mémoire, de je ne sais où, quand j’en croise sur ma route. A mon tour, je les énumère. Tu m’as aussi appris à coudre : une autre de tes passions. Tu m’as confectionné tant de belles tenues lorsque j’étais enfant. Je me souviens d’un maillot de bain jaune, en forme de cœur, avec des nœuds sur les côtés, d’une combinaison de ski verte doublée avec cette matière innovante, à l’époque, que l’on appelait « polaire». Tu m’as aussi tricoté une cagoule jaune en triangle, parce que tu en avais vues aux jeux olympiques de Lillehammer. A vrai dire, je ressemblais à « La Grolle» dans La soupe aux choux mais j’avais 10 ans et j’étais fière de ma cagoule. La tête que tu as faite, Mamie, le jour où je t’ai demandé de me coudre un costume affriolant de prostitué, pour le théâtre !
Pépé était toujours aux petits soins, pour moi. Il me préparait de larges tartines de pain beurrées avec de la confiture, pour mes petits déjeuner chez vous. Tu dégelais une petite bouteille de lait, mise de côté pour moi. Ce rituel s’est poursuivi jusqu’à mes 40 ans et même au-delà, sans doute. Quand Pépé n’a plus été là pour les tartines, tu as naturellement pris le relais. J’étais toujours ta Petite, Mamie.
Vous vous êtes toujours levés tôt. Avec l’âge, vous ne murmuriez plus et la télé était à fond dès potron-minet. J’entendais pépé hurler “mais parle donc moins fort : tu vas réveiller la petite”. J’adorais laisser passer cette tempête matinale et avais compris, avec le temps, que ce moment était le vôtre. Je me levais quand la maison était, à nouveau, silencieuse. Pépé était parti au jardin très tôt et toi, tu préparais déjà le déjeuner. Tout était terminé bien avant midi ; prêt à être réchauffé au dernier moment. Car tu avais d’autres choses à faire que la cuisine, Mamie.
Fermer la fenêtre de votre chambre, refaire le lit. Entretenir ton jardin de fleurs et plantes aromatiques, puis faire ta toilette. Aller et venir dans la petite chambre où je dormais pour récupérer tes affaires ou pour coudre “parce qu’on voit mieux le matin”. Et après le déjeuner, tu débarrassais et il fallait encore nettoyer la cuisine, faire la vaisselle et passer le balais partout. Je prenais la tâche de passer le balais. Ça, j’avais le droit. Quand tu étais plus vieille et que la DMLA t’empêchait de voir les lignes droites et la saleté, je nettoyais ta salle de bain, en douce. Tu ne supportais pas l’idée qu’on puisse penser que tu n’étais plus capable de tenir ta maison propre, toi qui avais toujours tout géré : les 4 gosses, la cuisine, le ménage, et la couture. Tu avais ta fierté, Mamie !
Tu me disais souvent, “Allez, fille, on va se promener”. Il y a 5 ans, je préparais une expo Le paysage, dans le regard des femmes. Je t’ai prise en photo, dehors, un miroir à la main, par tous les chemins et sous toutes les coutures. Tu as posé avec humour et bienveillance “Trésor, tu m’en fais faire de ces choses ; me voilà mannequin maintenant !” On a bien ri. Tu avais déjà 86 ans. Tu étais bonne pâte, Mamie !
Je me souviens de tes tiroirs remplis de rubans, de bobines de fil, de papiers cadeaux récupérés. Car tu réutilisais tout. Ecolo avant l’heure des bobos. Tu étais en réalité, économe car tu avais vécu la guerre et les rationnements. Un jour tu m’as dit “il vaut mieux un peu de crème fraîche entière de temps en temps que de la crème allégée souvent”. Tu avais des conseils sensés, Mamie.
Je me souviens de ton péché mignon : du chocolat noir associé à du gingembre confit. Ai-je été bête de refuser si longtemps de goûter cette merveille ! J’étais traumatisée par le gingembre rose des plats asiatiques parisiens, à l’odeur de Fée du logis, ce nettoyant de salle de bain des années 90. Il a fallu ma rencontre avec Olivier, je crois, pour goûter le gingembre frais et puis, tout récemment le chocolat au citron et au gingembre. Comme toi, j’en raffole.
Et tes gâteaux, Mamie ! Ces gâteaux aux abricots dont toi seule avais le secret. “C’est facile, il faut suivre la recette” … sauf que tu ne la suivais plus, depuis longtemps, cette recette. Le tour de main est irremplaçable. Que dire des tartes aux pommes dont tu m’as appris les secrets ? Couper les pommes dans le bon sens, les étaler d’une main experte et enfin, faire fondre la gelée abricot avec un peu d’eau pour faire briller les pommes, en fin de cuisson. Pâte brisée, faite maison : plusieurs pâtons d’un seul coup car les autres peuvent être congelés. Partisane du moindre effort, Mamie !
Toi aussi, tu as écrit tes souvenirs. Dans ton cahier, cela part dans tous les sens mais tu as essayé de bien faire. Tu as fait des brouillons et parfois tu as collé des pages sur ton texte pour éviter les ratures. Dommage d’avoir attendu si longtemps avant d’écrire tes mémoires. Tout ce qui manque est définitivement perdu, maintenant. Heureusement, je peux déposer ici, une trace de mes souvenirs de toi, qui sont autant d’expériences vécues grâce à toi.
Mais toutes les histoires ayant une fin, tu as fini par tirer ta révérence, comme ta mère avant toi, dans ton sommeil. Et je t’imagine, cette nuit-là, te préparer pour te rendre au bal. Tu aimais tant danser, Mamie.
Dernier tango.
Mamie, toi qui avais La mémoire en passoire, quel âge pensais-tu avoir, pour ton grand soir : 91, 40, ou 18 ans ?
Je t’imagine, debout devant ta penderie, pleine à craquer des tenues que tu avais confectionnées. As-tu choisi ta jupe plissée, noire ou une robe légère que je ne t’ai pas connue ?
Après ta tenue, tu as arrangé tes cheveux, n’est-ce pas ? Tu as mis du rouge sur tes lèvres et fait gicler un peu de Van Cleef & Arpels sur tes vêtements. Et puis, tu as sorti tes chaussures de danse à talons, de leur boîte, parce que “Ma fille, on ne danse pas en baskets !”
Enfin, tu as vérifié ton image dans le miroir et tu as souris. Prête. Tu as embrassé du regard l’appartement avant de fermer la porte derrière toi. Partie danser ton ultime tango dans les bras de ton homme, sur un parterre de violettes.
Adieu, Mamie.
photo unsplash : Laura Paez
Mylène. La voix, reflet de l’âme
Point fixe : le chant, la scène
Ce qu’elle dit : « Tout ce que j’ai fait, c’était pour le chant, chanter, faire ce métier »
« Tout ce que j’ai fait, c’était pour le chant, chanter, faire ce métier »
Pour me rendre à mon RDV, j’ai fait de grandes enjambées car j’étais en retard, il faisait nuit, froid et humide. A l’intérieur de l’appartement où m’attendait Mylène, c’était tout l’inverse. Il régnait une ambiance zen, la chaleur était douce et cela sentait les huiles essentielles…. relaxant comme chez mon ostéopathe. Un Yogi Tea épicé avec cela et tout était réuni pour une chaleureuse interview.
Quand je pense à Mylène, l’image d’une petite flamme sautillante me vient immédiatement à l’esprit. Car je n’ai jamais vu regard si vivant chez personne d’autre. Elle a de longs cils et ses yeux, grands ouverts, pétillent et accompagnent chacun de ses mots. Comme si elle habitait son discours. L’expression qui me semble bien résumer ce que je ressens en sa présence est “communication inclusive”. C’est comme si elle me transmettait son énergie. Cela provient-il de sa nature ou de l’habitude d’incarner ses rôles ? Mylène est chanteuse lyrique, comédienne et professeur de chant. Elle exerce ses multiples talents en France, depuis 9 ans.
“Je ne me suis pas réveillée un matin en me disant : Je vais être chanteuse”
Dans son entourage familial, à part son cousin Antony qui est auteur compositeur et interprète, personne n’est professionnel dans le monde du spectacle. C’est quand-même du côté de sa mère que l’on retrouve un héritage musical. Avec 12 oncles et tantes musiciens amateurs, Mylène se souvient que les fêtes de familles étaient mémorables. Sa mère l’a naturellement mise au piano, à six ans. Elle suivait aussi des cours de danse et jouait de la guitare. En plus, elle se souvient qu’elle apprenait phrase à phrase les paroles de Starmania, sur le radio-cassettes de la cuisine. Puis elle jouait à la chanteuse avec une brosse à cheveux pour micro. Mais tout cela, c’était pour de faux. Ce n’était certainement pas un métier. D’ailleurs, après le collège, la conseillère d’orientation l’avait dirigée vers des études en Sciences Humaines. Mais le “hasard” a fait que ses cours d’histoire se tenaient juste à côté de ceux du département Musique. Elle entendait la chorale répéter.
C’est ainsi qu’elle a bifurqué et qu’elle est entrée en musique : par hasard, par opportunisme. Une copine l’a incitée à passer le concours. Un travail intensif de 2 mois lui a ouvert les portes de ce parcours. A ce moment-là, elle ne connaissait toujours rien à l’Opéra. Mais Mme Lorange, sa professeur de chant, était une chanteuse lyrique, ayant chanté au Met. “Elle m’a fait regarder des opéras, découvrir La Callas. C’était passionnant, alors j’ai continué sur un master de chant”.
“Heureusement je ne savais pas ce qui m’attendait ; je ne suis pas sûre que j’aurais eu le courage de continuer”
Ce qui l’attendait ? 10 ans de formation et une vie faite de courage, de compétitions et de voyages. La Mylène d’aujourd’hui, sereine et pleine d’énergie, a dû se faire violence pour quitter sa zone de confort. Il a fallu laisser sa famille, son village et sa sécurité pour aller étudier à Montréal. Vivre sa passion est une quête et, parfois, un combat contre soi-même. Il faut se dépasser, lutter contre ses doutes.
Pendant ses études à Montréal, Mylène a fait une pause de 3 mois en Europe, avec son sac au dos. Une sorte de parcours initiatique, pour affronter ses peurs de l’inconnu, de l’inconfort et de l’insécurité. Elle sentait qu’elle devait se confronter à cela car le métier de chanteur professionnel est fait d’aléas.
A son retour, elle n’avait pas tellement plus de réponses. Seule certitude : elle était dans son élément sur scène. Alors elle a continué. Elle a passé des auditions. Elle a appris son métier sur scène, en jouant des opérettes et en donnant des cours. Puis, 3 ans après la fin de son master, elle part en Europe pour poursuivre sa carrière. Elle s’établit finalement à Paris car une place venait de se libérer au centre de musique baroque de Versailles. Encore un clin d’oeil de la vie.
“La vie m’a toujours guidée, alors que moi-même j’avais du mal à me décider.”
C’était une porte qui s’ouvrait : être dans une structure, se faire un réseau, avoir un visa d’étudiante. Elle n’a eu que 10 jours pour rentrer chez elle, faire ses papiers et laisser sa vie au Canada. Elle n’est jamais repartie.
Pour s’acclimater à sa nouvelle vie, elle a coupé totalement le cordon avec le Canada et sa famille. Pour tenir le coup, il fallait qu’elle “plonge dans le truc toute seule”. Avec le recul, elle pense qu’elle aurait pu être plus bienveillante avec elle-même. “Cela aurait été plus sain d’y retourner plus souvent.”
Surtout que la voix est reliée à l’état d’âme. Ce qui veut dire que lorsqu’on est triste, fatiguée et stressée, il est bien difficile de chanter. Alors, après son diplôme à Versailles, Mylène décide de mettre sa voix au repos, pour refaire ses bases. Pour la 1ère fois, elle n’a plus envie de chanter ; elle a besoin d’autre chose. Elle s’inscrit à un cours de théâtre amateur avec un ami. La scène n’est pas une découverte car lorsqu’on chante une opérette, on interprète un rôle. Mais dans le théâtre, il n’y a pas de chant donc pas d’enjeux, seulement du plaisir à l’état pur. Hop, encore un coup du destin : à la fin de l’année le metteur en scène propose à Mylène le rôle de Lisette dans un Marivaux. “Cela m’a vachement plu ; ça m’a aidé à retrouver du plaisir dans le chant.”
“Il y a une dimension Athlète olympique dans la vie de chanteur lyrique : c’est tellement exigeant !”
Chaque jour est différent mais il y a une discipline à suivre car l’instrument est fragile. Il ne s’agit pas seulement des cordes vocales car le son est produit par l’air qui met en vibration les cordes. C’est de la qualité du souffle que dépend, en grande partie, celle du son. Le corps tout entier est donc l’instrument. Voici la routine de Mylène :
Dormir 7-8h par nuit pour que l’instrument soit en forme.
Exercice physique régulier : yoga tous les jours (ou tous les 2 jours), course ou pilate plusieurs fois par semaine. En ce moment, elle s'entraîne au grand écart, pour l’un de ses prochains rôles.
Chanter à pleine voix 1h30 par jour.
Mémorisation des textes : 3h environ/ jour. Apprentissage du répertoire et des traductions : il faut savoir de quoi il est question pour interpréter un rôle.
En période de spectacle, les répétitions peuvent prendre la journée : la vie s’arrête.
En plus de cela, il faut travailler sa confiance en soi, sa prise de recul. Mylène s’est tournée vers le yoga, les retraites de méditation, le coaching, les sessions de PNL. Tout cela pour être la plus à l’aise possible. Et bien entendu, elle transmet ces techniques à ses élèves. Car dans son planning de ministre, elle garde une place pour l’enseignement. “Enseigner fera toujours partie de ma vie : c’est une belle balance entre la scène et la réalité de la vraie vie”. Elle apprend beaucoup au contact de ses élèves. Elle a dû travailler à gérer l’humain : comment aider les élèves à se dépasser, à avoir confiance en eux. Elle donne beaucoup mais reçoit tellement en échange !
En tant que professeure, Mylène fait preuve d’une bienveillance à nulle autre pareille. En tant que soprano, elle saute de rôle en rôle, parfois dans un même week-end, avec énergie et enthousiasme. En tant que comédienne, elle n’hésite pas à se moquer d’elle-même avec un humour fou.
photo unsplash : Matthew Jungling
Caroline. Strong brindille
Point fixe : la science
Objectif : vivre le moment présent
Ce qu’elle dit : « il est inutile de s’engager dans un combat perdu d’avance »
« Il est inutile de s’engager dans un combat perdu d’avance »
Je suis arrivée en interview pleine de certitudes. Caroline allait me parler des personnes qui lui ont donné confiance en tant que musicienne. Je l’avais, en effet, contactée pour initier une série intitulée Parlez-moi d’Ailes. Pour un RDV dans un salon de thé, je m’étais conditionnée à renoncer aux pâtisseries (gluten, je te hais !). Je m’étais préparée à être impressionnée par la forte personnalité de mon interlocutrice.
Je n’ai pas encore écrit de série “Parlez-moi d’ailes” ; le point fixe de Caroline est la science et non la musique ; les pâtisseries étaient sans gluten. Rien ne s’est passé comme prévu … Ou presque.
Intimidante.
J’ai bel et bien été impressionnée. Caroline a une Présence, avec un grand P. Elle se tient aussi droite qu’une danseuse. Elle plante son regard dans le vôtre sans ciller. Sa voix est posée. Elle rit souvent. Et surtout, elle possède cet immense sourire qui quitte rarement son visage. Elle est là, comme si elle savait qu’elle était au bon endroit, au bon moment.
J’ai souvent eu cette impression en sa présence.
Musicienne aux multiples talents, elle semble aussi à l’aise avec une guitare électrique que derrière un micro. Et quelle générosité ! Elle donne sans compter, à son public comme aux autres groupes. Elle joue avec des débutants comme avec des musiciens expérimentés. Elle donne un coup de main pour la logistique des concerts. Et elle a même fini par être élue au conseil d’administration de l’école de musique. Il y a peu de femmes dans cette école et aucune n’ose, comme elle, endosser le rôle d’ingénieur du son. Pourtant, je crois qu’il ne viendrait à l’idée de personne de remettre ses capacités en question.
Caroline se définit elle-même comme une grande gueule.
Est-ce l’habitude d’évoluer dans un monde d’hommes ? Des études scientifiques suivies d’une thèse en électromécanique, le tout dans un milieu où l’on fait difficilement place aux femmes. Est-ce son tempérament passionné ? Elle est ingénieure dans l’automobile et adore son métier. A tel point qu’elle ne se voit pas quitter son entreprise avant la retraite tant elle aime ce qu’elle y fait. Est-ce l’école du rock, le vrai ? Elle l’a découvert à l’internat, à l’adolescence. Cette musique l’a prise immédiatement aux tripes “Avec le rock, je ne me suis plus jamais sentie seule car d’autres ressentaient les même sentiments que moi”.
D’après elle, Caroline tire sa confiance en elle de l’expérience. Elle côtoie la musique depuis l’âge de 8 ans. Très tôt au contact du public, elle a commencé par la flûte, dans la fanfare communale. Une approche joyeuse de la musique donc. Mais surtout, il y a 2 ans, elle a encadré une dizaine de groupes pour l’enregistrement d’un CD commun. Elle a touché à tout : de l’organisation à la photo, du studio au graphisme, de la recherche de sponsors à la communication. En regardant objectivement cette aventure, elle se dit « j’ai mené ce projet à bien ; je peux tout faire ! ». Son expérience de la musique nourrit sa confiance professionnelle et inversement.
Mais cela n’a pas toujours été le cas. Lorsque les fondations de notre maison ne sont pas solides, il arrive qu’un mur puisse se fissurer, à la faveur de certaines intempéries.
Intimidée.
J’ai parlé de l’allure de danseuse de Caroline. Elle en a également le physique. Grande, fine, elle possède un jolie port de tête. Elle défie aussi tous les stéréotypes : elle assume les fils d’argent dans sa chevelure brune, porte des Doc Marteen’s avec des mini-jupes, conduit une moto, joue de la guitare électrique, chante du rock, répare elle-même ses instruments. C’est une sacrée femme ! Une femme qui ne laisse pas indifférent et pourtant…
Pourtant, elle me confie avec un sourire gêné, qu’il y a quelques années, elle baissait les yeux lorsqu’elle croisait d’autres femmes, dans les couloirs de son entreprise. Elle avait honte d’elle-même. Elle les trouvait tellement plus féminines qu’elle. Tellement plus « tout » qu’elle. Sa descente aux enfers, elle la doit à son ex-compagnon qui, en à peine 1 an, a tout tué en elle. Insidieusement. Lentement mais sûrement. Sa confiance comme sa joie de vivre. Elle avait même cessé de jouer de la musique, pour la 1ère fois de sa vie. Elle partage cette question avec l’un de ses amis musiciens “Est-ce que j’ai touché le fond parce que j’ai arrêté la musique ? Ou bien est-ce que j’ai arrêté la musique parce que j’ai touché le fond ?”.
Je me demande si la question ne serait pas “l’arrêt de la musique a-t-il été la sonnette d’alarme qui lui a permis de reprendre la main sur le cours de son existence ?” Toujours est-il qu’il lui a fallu 3 ans pour remonter la pente. Elle est entourée d’un cercle d’amis indéfectibles sur qui elle a pu compter tout au long de son retour à elle-même. Ne dit-on pas qu’on a les amis qu’on mérite ?
Toute à sa réflexion sur la confiance en soi, Caroline se demande si elle ne devrait pas remercier cet homme-là d’avoir, finalement, jouer un rôle dans sa nouvelle confiance en elle. Car sa maison est, aujourd’hui, beaucoup plus solide qu’elle ne l’était auparavant. Si je pense que le pardon est salvateur, je pense aussi que le seul mérite revient à Caroline elle-même. Il faut beaucoup de courage pour se remettre de ce genre d’expériences. Ensuite, c’est un travail personnel quotidien pour continuer à voir la vie en rose.
Intime.
Caroline est une femme de sciences. Au sortir de ses études, elle a entrepris une thèse en électromécanique pour être incollable dans son domaine. Au cas où son jugement serait remis en cause, elle voulait pouvoir opposer des preuves tangibles. Grâce à l’aide de l’un de ses professeurs, cette expérience lui a permis de prendre du recul pour toute sa vie. Elle sait, aujourd’hui, quels sont les combats qu’elle peut gagner et donc mener. Et ceux qu’elle doit savoir abandonner.
Les épreuves de l’existence, elle les examine toutes à l’aune de la science. C’est donc vers la science qu’elle s’est tournée, à l’âge de 30 ans, pour comprendre la plus grande des injustices. Le corps médical lui a annoncé, sans ménagement, que pour une raison inconnue, son corps à elle se rebellait. Elle ne pourrait “sans doute” pas avoir d’enfant. Son utérus devait “être mis au repos”. Belle tournure pour masquer les maux passés et à venir. A 30 ans, elle a connu tous les désagréments de la ménopause comme les fameuses sautes d’humeur. Elle se rappelle, en riant, de la fois où elle a fondu en larmes, au self de son entreprise, parce qu’il n’y avait plus de mousse au chocolat. Six ans après, le “sans doute” reste un épais nuage de questions sans réponse. La science n’est pas une science exacte.
Sur ma route pour cette interview, j’avais une intuition : j’allais nommer mon article Strong Brindille. Je l’utilise finalement en conclusion. Caroline a la silhouette d’une brindille. Les épreuves de sa vie auraient pu maintes fois la briser définitivement. Mais elle a quelque chose en elle, de plus fort que tout... Ce n’est pas étonnant que le rock l’ait choisie.
photo unsplash : Greyson Joralemon
Elle. La mémoire en passoire
Point fixe : Alfred, Fred, Freddy, “l’Homme”
Objectif : profiter de chaque moment
Ce qu’elle dit : « tu sais, quand on est obstiné, on arrive à tout »
« Tu sais, quand on est obstiné, on arrive à tout »
D’aussi loin que je me souvienne, Elle a toujours eu les cheveux roux. Maintenant, Elle arbore un beau nuage blanc car « à 90 ans, on peut cesser de faire la coquette ». Elle ne cesse pourtant pas d’être belle : Elle a l’œil espiègle et les joues aussi roses que son pull. Elle ne voit plus très bien, n’entend plus très bien, est un peu mélancolique et sa mémoire part en goguette de plus en plus souvent. Mais il lui reste une voix de jeune femme énergique et tellement de souvenirs. Elle dit qu’ils ont beaucoup travaillé, toute leur vie mais qu’ils ont bien fait de profiter de chaque instant car, maintenant, il lui reste ses souvenirs.
Elle voulait aller à l’école mais au lendemain de la guerre, elle n’a eu d’autre choix que d’entrer à l’usine, pour y être culottière. A 14 ans, Elle devait monter 8 pantalons par jour pour l’équivalent de 5€ par jour. C’est là qu’Elle a rencontré son Fred, quelques années plus tard. 3 ans de plus qu’elle, beau comme un camion neuf, il lui a longtemps fait la cour avant qu’elle n’accepte de sortir avec lui.
Elle a accepté de l’épouser à une seule condition : « si on a quelque chose à dire, on met tout sur la table et on en discute mais je ne veux aucun cri à la maison ». Il était d’accord. Alors ils se sont mariés, ont élevé 4 enfants et ont rendu heureux beaucoup d’autres enfants. Fred était charismatique, musclé, il avait une voix aussi forte que l’était son caractère mais il était aussi l’être le plus doux, chaleureux et généreux qui soit. Il chantait avec une voix pleine de rires « je suis le pâtre de la montagne, c’est moi qu’aie peindu le Mont Blanc ». Ensemble, ils faisaient leur jardin, ils allaient à la montagne et ils raflaient tous les prix des concours de danse des alentours.
Aux côtés de cet homme-là, la « gamine » qu’Elle était aux yeux de ses belles-sœurs, n’a pas fait profil bas. Quand Elle est restée à la maison pour s’occuper de ses enfants, Elle avait déjà suffisamment cousu de pantalons pour se lancer toute seule dans la couture. Et parce qu’Elle avait tout compris et tout aimé de ce métier-là, elle a tout cousu, toutes les formes, toutes les matières. Son mari n’a jamais porté un costume qui ne soit fait main ; elle n’a jamais acheté une seule de ses propres tenues. Elle s’est faite une clientèle fidèle, qui l’a suivie pendant près de 20 ans.
Vers 40 ans, puisqu’Elle « ne travaillait pas », on lui a demandé comme une faveur, de remplacer pour un mois, une cuisinière à la cantine scolaire. Et là encore, elle a aimé, elle s’est formée, elle a monté les échelons et a fini par y travailler 17 ans.
Dans la foulée, même si, à l’époque, peu de femmes se lançaient dans l’aventure automobile, elle a souhaité passer son permis. Elle a annoncé qu’elle l’aurait du 1er coup ! Terrifié qu’Elle ne le rate, Fred lui avait donné une longue liste de recommandations avant l’examen. Ce jour-là, Elle se souvient être sortie de la voiture sans rien dire, en tendant très haut son papier rose. Je l’imagine très bien, le regarder avec un grand sourire aux lèvres qui disait « J’te l’avais dit que je l’aurais ». Il lui a acheté une 4L.
Pendant leurs 68 ans de vie commune, ils ont travaillé plus de 10h par jour, entretenu plusieurs jardins potagers, parcouru des kilomètres à vélo, en mobylette, en auto, à pied, à ski, en avion, confectionné des milliers de pots de confitures. Ils ont dansé le tango argentin jusqu’à ses 85 ans à lui. Elle dit qu’ils se connaissaient si bien qu’ils n’avaient même pas besoin de se parler. Et puis, lui qui était une telle force de la nature, est parti sans dire au-revoir. Son cœur à lui a lâché. Son cœur à Elle s’est brisé.
7 ans plus tard, Elle parle encore et toujours de lui parce que dans le fond, Elle sait que sa mémoire est un sablier percé. Sans doute que parler de leur vie, c’est le conserver avec Elle, dans ses souvenirs, avant qu’eux aussi ne l’abandonnent.
Elle a 90 ans. Elle s’appelle Mireille.
Il l’appelait Ma Mie.
Nous l’appelons Mamie.
photo unsplash : Wilhelm Gunkel
Gaëlle. Pari Paris
Point fixe : La Creuse
Objectif : vivre et travailler à Paris
Ce qu’elle dit : « Le bonheur est autant dans le cheminement que dans l’atteinte de l’objectif »
« Le bonheur est autant dans le cheminement que dans l’atteinte de l’objectif »
C’est au cours de déplacements professionnels que Gaëlle découvre Paris. Férue d’Histoire, elle apprécie particulièrement les nombreux hôtels particuliers dont regorge la capitale. Aujourd’hui encore, elle s’émerveille toujours à la vue de la Tour Eiffel et prend régulièrement un bus au hasard le dimanche, pour se perdre dans les quartiers qu’elle ne connaît pas encore.
Il y a 10 ans, Gaëlle avait un CDI d’assistante de direction, à Limoges et occupait un grand 2 pièces ensoleillé avec terrasse. C’est en décembre 2009 qu’elle annonce à sa famille son projet de démissionner et de partir pour Paris... sans logement ni promesse d’embauche à l’arrivée.
Les réactions de son entourage ? « Mais qu’a-t-on fait au bon dieu pour mériter ça ? ». Des encouragements plutôt frais, donc, qui reflétaient les peurs de ses parents vis-à-vis de la Capitale et de l’adage « métro-boulot-dodo », notamment.
Néanmoins, Gaëlle était déterminée mais pas naïve. Avant d’agir, elle a étudié le marché puis négocié un licenciement amiable. L’aventure lui semblait possible et accessible. Elle a eu raison. A son arrivée à Paris début août 2010, elle a fait de la sous-location puis a décroché son 1er job en CDD, à l’autorité de la concurrence, mi-septembre. Ensuite, elle a vécu quelques années dans un 17m² : petit certes, mais vers Bastille.
Son niveau de vie ayant considérablement augmenté par rapport à celui de Limoges, elle aurait pu accepter de renouveler son CDD longue durée. Mais elle a fait un autre choix et pris un nouveau risque.
Son pari : entrer dans la fonction publique. A court terme, changer de métier et perdre en niveau de salaire. A long terme, obtenir un logement social au loyer abordable, évoluer en passant des concours, changer de postes régulièrement.
Pari risqué, travail acharné, concours passés, échoués puis enfin réussis. Aujourd’hui, Gaëlle habite un T2 spacieux à côté du Panthéon, elle travaille dans le 7e arrondissement, elle est manager de 3 personnes, dans le domaine de la finance, au sein du ministère de l’éducation nationale. Elle a rencontré des tas de gens intéressants, a bifurqué plusieurs fois de voies, est restée en mouvement et a finalement répondu aux opportunités qui s’offraient à elle.
Paris, pari gagné !
Illustration by Miss Fauvine